Prostitution :
interdire ou
donner des droits?

Marie-Jo Glardon, coordonnatrice de l'association Aspasie, a vivement réagi à l'interview de Richard Poulin "Abolir la prostitution?" publiée dans SolidaritéS no 74. Dans cet entretien réalisé par Maryelle Budry, elle défend des thèses opposées.
[Texte pris sur www.cybersolidaires.org]

Pourquoi es-tu fâchée?

Bien sûr, je partage avec Richard Poulin les émotions liées à l'horreur de la traite des êtres humains. Nous avons tous-toutes à l'esprit des scènes de reportage ou de fiction évoquant la réalité sordide du commerce d'êtres humains réduits à l'état de marchandises, maltraités, violés, achetés et vendus. Les crimes liés à la traite sont sans doute le symbole le plus extrême de la banalisation du mal dans les relations humaines. On pense aux maisons d'abattage dans lesquelles sont cassées et réduites des femmes séquestrées, violées, droguées. Aux mineur-es abusé-es et vendu-es par des fournisseurs de réseaux pédophiles.

Mais je reproche à ce professeur de sociologie d'utiliser notre émotion et notre volonté de voir cesser ces horreurs en désignant une énorme cible, un véritable paquet ficelé : le marché du sexe sous toutes ses formes, conçu comme un immense pouvoir de réseaux mafieux et de complicités politiques. Le Diable en personne nous est présenté par des informations qui ont une fausse apparence d'objectivité : les milliards de dollars de chiffres d'affaires, l'augmentation du nombre de personnes qui se prostituent, la progression et le développement de la prostitution comme résultat de la mondialisation!

Derrière ce discours se cachent des thèses discutables, des informations biaisées et une grande méconnaissance (à moins que ce soit du mépris?) de la réalité. Le marché du sexe n'est pas le fruit d'un complot international centralisé. Il est constitué de multiples acteurs et actrices décidés à faire ce qu'ils peuvent dans l'état actuel de crise permanente de la planète.

Richard Poulin ose affirmer que "toutes les études" démontrent que la prostitution explose à partir du moment où on la réglemente. En réalité, elle est tout simplement rendue visible parce qu'elle sort de la clandestinité. Exemple : les 400 "nouvelles" prostituées qui se sont annoncées à la police genevoise après les accords bilatéraux (1er juin 2004) étaient pour la plupart des frontalières qui étaient déjà sur le marché et qui ont saisi l'occasion de se régulariser. De même, il y a quelques années, les adeptes du mouvement "pro-life" parlaient eux aussi de la conséquence "explosive" de la décriminalisation de l'avortement…


Quelles sont les autres stratégies que l'abolition de la prostitution?

Dans une optique de défense des droits humains, il est indispensable de faire une distinction entre personnes victimes de traite et contraintes à la prostitution et celles qui prennent la décision de se prostituer.

En mettant hors la loi toute activité de prostitution, on enlève aux femmes et aux hommes offrant des services sexuels tout droit au libre arbitre. De plus, toute personne migrante qui arrive sur le marché du sexe est considérée comme une victime de trafiquants ou de traite, même lorsque la décision vient d'elle-même et qu'elle a elle-même négocié les appuis ou services qui l'ont aidée à s'établir.

Les femmes migrantes qui sont aujourd'hui la grande majorité des travailleuses du sexe en Europe désirent faire savoir qu'elles ne sont de loin pas toutes des victimes de trafic et ne se considèrent pas comme des marchandises (sans parler des hommes et des personnes d'origine transsexuelle qui sont également présents).

La majorité d'entre elles ont pris la décision de migrer, puis d'offrir des services sexuels, poussées par l'absence de perspectives d'emploi et de travail dans leur propre pays. Telle cette Africaine qui s'exclame : "Je n'ai jamais eu d'autre maquereau que ma mère, mes frères et sœurs, mes enfants!" Les femmes qui travaillent pour nourrir leur famille ne vendent pas leur corps, mais leurs services sexuels. Elles ne sont pas forcément enchantées de leur moyen d'existence ("Je n'ai pas de boulot, j'ai des enfants. Je suis obligée de faire ce travail parce que je n'ai pas trouvé de travail normal.") Elles estiment simplement que c'est un choix que personne d'autre n'a fait à leur place.

Le sexe tarifé fait partie du secteur informel. La survie et la débrouille caractérisent une proportion importante de personnes qui se mettent sur le marché du sexe. Il ne faut pas confondre leur situation avec celle des victimes du crime organisé et/ou de réseaux criminels de la traite.

Le mouvement pour les droits des travailleuses et travailleurs du sexe demande que les lois en vigueur réprimant la traite, la contrainte à la prostitution, l'abus de détresse, l'atteinte à l'intégrité corporelle soit appliquées et applicables. Il est souvent très difficile de se défendre contre les nombreux abus qui existent sur le marché du sexe et contre les crimes liés à la traite et à l'exploitation sexuelle. L'idée de base est que les stratégies de défense des droits des travailleuses et travailleurs du sexe ne soient pas coupées des autres secteurs dans lesquels règnent abus et exploitations.

Pour défendre la dignité et l'autonomie des personnes humaines, il est toujours préférable de privilégier la situation où la personne elle-même se plaint et obtient justice plutôt que de la transformer en victime dénuée de libre arbitre et d'initiative.


Quelle incarnation dans le néolibéralisme mondial?

Bien sûr que l'évolution du marché du sexe est liée aux dysfonctionnements du néo-libéralisme mondial, tout particulièrement en ce qui concerne les flux migratoires de la délocalisation sur place : le travail de la reproduction qui ne peut pas être exporté dans les zones géographiques à bas salaire attire de la main d'œuvre – des femmes surtout! – bon marché et à des conditions particulièrement déréglementées pour l'accomplir sur place. En termes de réflexion sur l'économie mondiale, le travail domestique et le travail du sexe sont à envisager sous le même angle de ce qu'on appelle aussi la "care economy", l'économie des soins et du "travail d'amour".

La première contrainte à la prostitution, ce ne sont pas les réseaux mafieux, c'est la pauvreté et le chômage. Les métiers du sexe sont en ce sens solidaires de toutes les catégories de travailleuses et travailleurs particulièrement exploités, poussés à accepter des conditions de travail limites, inadmissibles.

En tant qu'altermondialiste engagée, je suis blessée par la prise de position du groupe femmes d'ATTAC France qui a fixé parmi ses priorités la stratégie abolitionniste d'interdiction de la prostitution. Le thème de la prostitution est un débat en soi qui divise le mouvement féministe. J'aurais préféré que le programme de ce groupe insiste sur tout ce qui peut rassembler le mouvement des femmes dans la lutte pour plus de justice et d'égalité, et contre la violence envers les femmes. Je suis certaine que nous pouvons fixer des objectifs communs allant dans ce sens tout en respectant nos différences d'analyse et de sensibilité autour du "prisme de la prostitution" et du sexe transactionnel en général dans les rapports sociaux.

À l'accusation de faire le jeu du néolibéralisme parce que je refuse la discrimination et la ghettoïsation du commerce du sexe, je répondrai : le néo-abolitionnisme à la sauce altermondialiste peut lui aussi faire le jeu de nos ennemis, en particulier ceux qui criminalisent et diabolisent les migrations, notamment extra-européennes…

 

Source : SolidaritéS, n°76, 08.11.2005